Les croquettes de vies volées aux chiens du Struthof... une nouvelle du recueil "Le Châtiment du Mâle"

Les croquettes de vie volées aux chiens du Struthof 

 

 

 

Après une nouvelle sélection matinale, aussitôt les enfants, qui avaient réussi à se cacher on ne sait trop où, dans ces dortoirs exigus, où les planchers pouvaient offrir quelques cachettes de vie, sortirent comme des souris après que le chat fût passé, farouchement, puis tels des automates qui n’ont plus d’âmes pour penser ou ressentir quelque émotion positive ou même la peur habituelle.

Ils s’étaient faufilés dans la nuit froide et brumeuse d’un hiver particulièrement glacial, sous les baraquements et les barbelés, en évitant les lumières des gardiens dans les tourelles, avec cette idée saugrenue et périlleuse d’aller récupérer la nourriture des chiens du camp du Struthof, qu’ils avaient aperçue entreposée à quelques blocs du nôtre dans un cabanon à proximité des chenils des chiens, ou plutôt de ces monstres que les gardiens laissaient déchiqueter nos chairs à volonté avec plaisir et délectation.

 

Ce Lager, unique camp de concentration implanté sur le territoire français, fut aménagé sur une forte pente, la « pente vers la mort » disaient les détenus, où autrefois les Strasbourgeois avaient l’habitude d’y venir faire du ski. En septembre 1940, le site avait été choisi par le colonel SS Blumberg, pour y implanter un camp dont les déportés travailleraient à l’exploitation du gisement de granit rose de la région.

 

Le chenil était situé à mi-distance entre le haut du camp et le bas, ces gardiens animaliers pires que les SS pouvant observer leurs proies devant ces alignements de baraques.

Les enfants, bien avant l’aube, avant que la cloche ne sonnât l’appel, pénétrèrent les mains pleines, dans notre dortoir, s’installèrent discrètement, silencieusement derrière les paillasses à l’abri des premiers regards de kapos en cas d’intrusion dans notre baraquement.

Ils commencèrent comme prévu à écraser machinalement avec de petits cailloux ramassés, comme s’ils l’avaient toujours fait, les croquettes de viandes volées afin de les rendre poussière. Décidément ce mot devint banal dans ce camp, dans cet enfer de cauchemar où tout fut poussière, où tout devenait poussière en tout cas, telle était notre destinée, ainsi que celles de ces boulettes qui allaient nous aider à nous maintenir en survie quelques jours encore. Minutieusement, ils pressèrent les petits cailloux sur ces croquettes endurcies par le gel de l’hiver, et réussirent à les comprimer pour les réduire en poudre. Chacun mirent une poignée de cette vie poussiéreuse dans ses poches afin plus tard de la déposer subtilement, savoureusement, dans notre soupe de la journée.

Merci les enfants d’avoir risqué vos misérables vies et chairs pour nous offrir un peu de ces protéines de vie qui nous permettront de gagner aujourd’hui un peu plus de force afin en retour de vous protéger et de vous cacher comme l’on pourra. Dans ce faible espoir de vie, la générosité fut si souvent absente.

 

Ils s’étaient aventurés dans une nuit sans étoiles, où le vent humide ramenait à leurs narines gelées l’odeur de la neige qui allait tomber. Ça sentait la neige, ça sentait la mort, le froid, la faim et la fatigue…L’hiver ici ne s’appelait pas l’hiver, les mots n’existaient pas pour décrire ce que nous ressentions, physiquement et moralement. Ces enfants, pouvaient-ils encore ressembler à des enfants, avec le crâne rasé, le corps squelettique, leurs habits de prisonniers trop grands pour leur anatomie si frêle, ont traversé le temps de la mort, se sont enduis leur petit corps des excréments de ces chiens dressés à lacérer de leurs crocs pointus les mollets des détenus, afin de couvrir leur odeur innocente et ne pas être dévorés par la haine de ces monstrueuses créatures. Ils rampèrent, les mains et les genoux en sang, égratignés par une terre gelée, jusqu’à la cabane de provision des chiens, ceux-ci étant réglementairement mieux nourris que les prisonniers.

Ils réussirent finalement à voler les croquettes et les ramenèrent aussi agilement qu’à l’aller, se faufilant comme des vers de terre, se tordant de douleur aussi, mais avec la seule idée de savourer ces biscuits pour chiens, seule récompense dans cette p… de vie, seul moment de plaisir : déguster quelques grammes de bonheur, dans un océan pourri de vermines humaines.

 

Les observant concentrés sur leur tâche méticuleuse de broiement des croquettes, je me mis à les imaginer cette nuit, à mi-chemin entre nos baraques et les chenils, souffrant avec eux, essayant de les aider psychologiquement, en leur apportant par la seule pensée rétroactive un peu de chaleur d’adulte, quand soudain je fus éblouie par une lumière aveuglante qui ne devait pas exister dans cette nuit sombre et obscure, et surtout surprise par ce bruit de la foule qui n’était pas présent quelques secondes plutôt. Je m’aperçus alors qu’il faisait jour, que la lumière qui m’avait aveuglée venait des rayons d’un soleil brûlant et réconfortant, que je n’étais pas en tenue de prisonnière, mes cheveux n’étaient pas tondus, je n’avais pas froid, ni faim, j’étais juste fatiguée d’avoir rêvé un instant, ou plutôt cauchemardé, sinon vécu à travers l’histoire, l’histoire de millions de détenus…

 

La nuit et le brouillard avaient disparu pour laisser place à une belle journée d’été, douce et ensoleillée de vie et d’espoir qui reposaient maintenant dans ce camp rajeuni et vidé de ses fantômes vivants, percevant les âmes de ceux qui y avaient vécu et souffert, envolées désormais vers des horizons ou cieux lointains, reposées à jamais. Je sentais leurs esprits survoler au dessus de ma tête, comme un souffle chaud reposant qui calme et protège, je sentais leur chaleur près de moi, comme l’essence de plusieurs vies regroupées dans un ciel sans nuage, après l’orage dissipé dans la nuit…

 

J’étais venue pour voir, aussi humiliant soit-il d’utiliser ce mot pour préciser que j’étais venue observer de moi-même, prendre conscience, de l’existence réelle de ce passé monstrueux, car je ne pouvais y croire, malgré tous les livres parcourus, de Primo Lévi à Elie Wiesel, je ne pouvais croire à un tel passé de nous-mêmes. Nos ancêtres avaient souffert ici, résistants, prisonniers politiques, Juifs, homosexuels, tziganes, nains, jumeaux, femmes ou enfants, tels étaient leurs crimes, le crime d’exister, d’être tout simplement eux-mêmes.

 

Struthof est le nom d'un lieu-dit de la vallée de la Bruche, proche du village alsacien de Natzwiller, à une cinquantaine de kilomètres de Strasbourg, dans un site montagnard et forestier, à 800 mètres d'altitude. Dans ce camp d’extermination de Natzweiler-Struthof,  des milliers de déportés ont été exécutés ou bien sont morts d'épuisement à la suite de maladies, de mauvais traitements, de manque de soins, de privations ou de travaux exténuants.

 

J’ai franchi tout à l’heure, de mon plein gré cette fois, le portail d’entrée, et j’ai découvert ce paysage unique et particulier de ce camp, étroit et limité par une double rangée de barbelés, et j’ai descendu cette forte pente sur laquelle les enfants de mon rêve se faufilaient cette nuit, en découvrant ce décor qui amenèrent hier encore les détenus vers la mort. Les images de la réalité se confondent avec celles de mon rêve, de mon passé. Tout se trouble, l’émotion peut-être… L’amère réalité finalement que je découvre de mes yeux, et je songe tristement à ces premiers déportés français NN -Nuit et Brouillard- qui sont arrivés au Struthof le 3 juillet 1943.

 

J’aperçois devant moi, en images accélérées sur plusieurs années, ce défilé incessant d’environ 52 000 déportés, appartenant à une trentaine de nationalités, tous immatriculés ici au camp du Struthof. Près de 22 000 d'entre eux mourront ici, victimes des sévices infligés par les nazis : travail forcé, malnutrition, coups, morsures des chiens, blessures et maladies non soignées...

 

Je revois la scène de départ des 2 000 détenus, qui, le 31 août 1944, seront transférés du Struthof vers le camp de Dachau. Le camp sera évacué progressivement, je cherche les enfants, je ne les vois pas, je ne les vois plus.

Soudain la nuit tombe, mes yeux ont du mal à s’habituer à la faible lueur, nous sommes cette nuit du 1er au 2 septembre 1944, au cours de laquelle 107 membres du Réseau Alliance sont amenés au camp et je les vois descendre vers ce couloir de la mort, vers le four crématoire.

Je me réveille enfin, le jour se lève, il n’y a plus personne dans ce camp, lorsque les troupes alliées arrivent ce 23 novembre 1944. Il est trop tard, les enfants ne sont plus là, où sont-ils ? Le camp est vide.

 

Ha si ! ils sont là, non loin de moi, mes enfants se chamaillent à cause d’un bonbon…je leur rappelle où nous sommes, mais je suis heureuse de les entendre se disputer gentiment, heureuse de les voir en vie, de les entendre rire, la vie a été la plus forte après toutes ces ignominies, le printemps et l’été succéderont toujours après l’hiver, la chaleur chassera le gel, comme la vie prendra toujours le dessus sur la mort, profitons-en, savourons la vie, protégeons la aussi…

Tout autour de moi, il n’y a que touristes, ou petits enfants de victimes, qui sont venus comme moi, pour enregistrer notre histoire à tous, notre histoire du monde, pour ne pas oublier, pour ne rien oublier. Je n’oublierai jamais ces enfants…

 

 

Aux héros et martyrs de la déportation, je vous suis reconnaissante.*


 

 

 Nouvelle écrite en 2006 par Véronique F.

 

 

 

 

 

 

* Inscription exacte au bas de l’ensemble actuel du camp :  « Aux héros et martyrs de la déportation, la France reconnaissante ».  Après la Libération, le camp du Struthof a été transformé en lieu d'internement administratif où étaient détenues des personnes ayant collaboré avec les nazis, puis il a servi de lieu de détention pour des détenus de droit commun. Le site de l'ancien camp a été classé monument historique en 1950 et le bâtiment de la chambre à gaz en 1951. Le 23 juillet 1960 le général de GAULLE inaugura le Mémorial aux martyrs et héros de la déportation.  Le 3 novembre 2005, à l'occasion du 60ème anniversaire de la libération du camp, le président de la République, Jacques CHIRAC, a inauguré sur le site de Natzweiler-Struthof, le Centre européen du résistant déporté.

 

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